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Le coloc

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Il était 21 heures ce dimanche quand il décida de prendre un dessert. Comme à son habitude, il se précipita vers le réfrigérateur qu’il partageait dans la cuisine commune avec les autres locataires. Il jeta un rapide coup d’œil sur les différentes étagères. Il ne lui restait plus de yogourts. Il se rappela alors qu’il n’avait pas encore fait ses courses cette fin de semaine, ayant préféré consacrer sa journée aux différentes émissions sportives qui passaient à la télé. Soudain, son regard fut attiré par une tarte aux fruits dans un emballage en plastique. Elle devait appartenir à l’un ou l’autre des locataires de la pension. Son premier réflexe fut de refermer le frigo et de se diriger vers un commerce du coin qui restait ouvert jusqu’à une heure avancée. À ce moment, un présentateur annonça le début d’un match de boxe sur la chaîne sportive.   Il tourna instinctivement la tête vers la télévision pour suivre les premiers échanges de coups. Son regard resta fixé sur l’écran quand son estomac se rappela à son souvenir. Sortir? Il n’en avait aucune envie. De plus, l’image de la tarte restait fixée sur sa rétine.

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Il se planta devant la télévision. Les coups se suivaient dans un enchaînement admirable. Brusquement, un des combattants asséna un violent uppercut qui atteignit l’arcade sourcilière de son adversaire et le fit saigner abondamment. L’homme accusa le coup et pencha la tête en arrière pour essayer d’y voir clair. Le sang obscurcissait sa vision et il était visiblement assez sonné par la violence du coup. L’arbitre sépara les adversaires et imposa quelques minutes d’arrêt. La chaîne diffusa alors quelques publicités. Ce fut sans même réfléchir qu’il se dirigea à nouveau vers le frigo et sortit la tarte de son emballage. Il la déposa dans une assiette et s’attabla.

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La tarte était fraîche à souhait avec sa crème pâtissière et ses tranches de kiwi et d’abricot. Il savoura jusqu’à la dernière miette puis se leva, rinça son assiette et revint s’installer devant l’écran où le combat avait repris de plus belle. Un pansement ornait désormais l’arcade sourcilière du boxeur blessé, mais il semblait avoir repris du poil de la bête. Il était bien déterminé à ne plus se laisser surprendre et distribuait des coups avec une grande régularité, ne laissant pas son adversaire reprendre son souffle.

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La porte de l’appartement s’ouvrit et un homme entra. Il occupait la chambre du fond. Il travaillait tard cette fin de semaine et rentrait aux alentours de 23 heures. Il s’attablait alors pour un repas tardif puis rentrait dans sa chambre, se mettait devant son ordinateur et naviguait sur quelques sites avant de se coucher.    Ce soir, comme à son habitude, il ramenait un repas commandé à l’extérieur. Il s’installa à la table de la cuisine. Il mangeait toujours silencieusement, presque religieusement, comme s’il exécutait un rite soigneusement élaboré et répété des milliers de fois. Après avoir curé son assiette, il se dirigea vers le réfrigérateur à la recherche de son dessert. Toutefois, l’emballage qui avait contenu la tarte commandée la veille, à la cafétéria de l’usine, avait disparu du frigo. Il continua à chercher pendant quelques minutes avant de se résoudre à l’évidence. Quelqu’un s’était servi parmi ses provisions.

Il s’adressa alors à son colocataire installé devant la télévision :

- Aurais-tu vu la tarte que j’ai laissée dans le frigo ce matin? Je ne la trouve nulle part.

- Moi? Non!

- C’est curieux. Personne d’autre n’est encore rentré et elle y était bel et bien quand j’ai quitté tout à l’heure.

- Es - tu en train de m’accuser? Je n’ai pas vu ta fichue tarte.

- Il n’y avait personne d’autre. Tu t’es peut-être trompé avec tes propres provisions.

- Comment oses-tu m’accuser? Je te dis que je n’ai rien vu.

 

Il criait maintenant furieux.

- Si tu me cherches, tu vas me trouver, ajouta - t - il.

 

Le nouveau venu se leva, silencieux. D’une part, il lui déplaisait de se mettre à mal avec celui qui partageait son logement. D’autre part, il savait que personne d’autre n’était rentré avant lui. Le couple qui occupait la chambre du fond  était en camping pour cette fin de semaine. Il n’y avait pas vingt possibilités. Il rentra dans sa chambre, alluma son ordinateur et se mit à la recherche d’un nouveau logement.

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L’autre se réinstalla devant la télévision et regarda l’écran, ulcéré, ruminant le sentiment d’une injustice. Si l’autre ne savait pas où il mettait ses provisions, en quoi cela le concernait-il? Il avait, après tout, sa bonne conscience pour lui. À l’écran, l’arbitre annonça la victoire du boxeur blessé à l'oeil. 

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